Les plans de Georgiana Cleverley étaient bien définis pour cette journée d’Avril 1814. En effet, elle comptait poursuivre sa visite de Meryton entamée la veille. Seuls quelques coins de la ville lui étaient encore totalement inconnus mais la jeune fille avait toujours été perfectionniste et méticuleuse. Elle préférait encore ne rien commencer du tout plutôt que de faire les choses à moitié.
Aussi elle entreprit de se rendre d’abord du côté de la girls’ boarding school, le pensionnat de jeunes filles dont ses cousines lui avaient parlé lors du précédent souper. Alors qu’elle s’y rendait, des souvenirs d’enfance ressurgirent à la surface. Le pensionnat… Combien de fois sa mère ne l’avait-elle pas menacée de l’y envoyer ? Exaspérée par la désobéissance continuelle de sa fille, Mrs Cleverley avait souvent utilisé cet ultime chantage pour faire plier Georgiana. Et avec succès. Car cette dernière avait un grand besoin de liberté, un caractère têtu et ne supportait pas les contraintes. Or elle savait que dans un pensionnat, elle n’aurait pas le choix, elle serait forcée d’obéir à chaque ordre dicté par les responsables et toutes ses journées seraient planifiées à l’avance sans qu’elle ne puisse rien y redire. Au moins chez elle, elle bénéficiait d’un peu plus de liberté. Cette mesure du pour et du contre faite, elle se résignait et se dépêchait de satisfaire les exigences de sa mère. Mais ce n’était que pour mieux suivre ses propres désirs et n’en faire qu’à sa tête plus tard…

Evidemment, à repenser ainsi au passé, Georgiana ne put s’empêcher de repenser à la mort de sa mère. Aussitôt la petite boule dans sa gorge qui lui était désormais familière se reforma. Elle s’efforça de faire refluer ses larmes : ce n’était pas le moment de pleurer ! Elle avait déjà versé tellement de larmes qu’elle se demanda comment était-il possible qu’il puisse encore en lui rester en réserve, ne serait-ce qu’une seule.
Se reprenant tant bien que mal, elle continua sa route en essayant de songer à autre chose. Le premier sujet qui lui vint à l’esprit était la météo. Sujet affreusement banal. La Miss en était même presque contrariée. N’était-elle pas assez intelligente pour penser d’abord à autre chose que la météo ? Mais en réfléchissant bien, il est vrai qu’il y avait quelques choses à dire dessus non dépourvues d‘intérêt. Le soleil n’avait pas encore daigné faire profiter la Terre de ses rayons accompagnateurs de bonne humeur et ne semblait guère disposé à le faire dans le courant de la journée. En revanche, le vent soufflait joyeusement, agitant arbres et herbacées qui se courbaient sous son action. L’atmosphère pourtant était lourde, pesante, ce qui était généralement le cas avant un orage. D’ailleurs son oncle n’avait-il pas parlé d’un très violent orage qui se préparait la veille au soir ? Georgiana ne s’en souvenait plus. Il faut dire qu’elle avait été particulièrement inattentive à ce moment-là, se remémorant la journée qu’elle avait passée. Elle ne savait pas que, bien plus qu’un simple orage, c’était une véritable tempête dévastatrice qui se dirigeait vers Meryton et qui s’apprêtait à frapper à tout instant. Pourtant, la jeune fille avait bien remarqué que les rues étaient presque désertes et que les rares personnes qui s’y trouvaient se hâtaient de rentrer dans leur demeure. Mais elle n’y avait pas vraiment trouvé d’explication et avait donc relégué cette intrigue dans un coin de sa tête.

A présent, elle pouvait apercevoir les grilles du pensionnat. Mais tandis qu’elle approchait, un grondement sourd se fit entendre. Levant les yeux au ciel, Georgiana se rendit compte que celui-ci s’était considérablement assombri au cours des dernières minutes. L’inquiétude commença à s’insinuer dans son esprit. Elle n’aimait pas tellement les orages. Bien qu’on lui ait souvent répété qu’elle ne craignait rien, elle ne pouvait se sentir complètement en sécurité. En particulier lorsqu’elle se trouvait au dehors et seule, loin du solide toit protecteur de Latherney. De plus en plus soucieuse, elle essaya d’estimer le temps qu’il lui faudrait pour retourner chez les Prices ainsi que ses chances d’y parvenir sans être trempée. C’est qu’il ne faudrait pas qu’elle prenne froid ! Devait-elle courir ? Mais alors qu’elle tournait les talons pour rentrer, elle entendit une voix dans son dos…

La rumeur de la tempête avait rapidement fait le tour de Meryton, y compris parmi ceux n'ayant pas assisté au bal. Tout le monde avait pour ordre de s'enfermer dans les maisons les plus solides, riche, comme pauvre. Les classes sociales n'avaient plus leur importance, la seule chose qui comptait à présent était la sauvegarde de la population. La Kingsley's school faisaient parti de ces domaines qui se devaient d'héberger quiconque n'avait pas la chance d'avoir une habitation assez solide. La direction avait donc libéré des chambres en entassant les jeunes filles dans des dortoirs où il n'y avait pourtant plus de lits de libres. Des dizaines de couvertures avaient été gracieusement offertes à l'école pour servir de matelas aux pauvres demoiselles devant dormir sur la pierre froide, ou simplement pour protéger de la fraicheur de la nuit les invités d'infortune.

Le froid n'était pourtant pas la seule inquiétude que pouvait avoir les pensionnaires. En effet, dans presque chaque chambre se trouvait une immense fenêtre qui, trop malmenée par le vent, pourrait se briser pendant la nuit. C'est ainsi que tout le monde fut mobilisé à cause du peu de temps dont on disposait, que ce soit des domestiques, professeurs, élèves ou invités. Certains préparaient les lits, d'autres bloquaient les fenêtres, avec des meubles ou des planches en bois, suivant les possibilités qu'offraient les pièces.

Le Pr Pratt ayant croisé Bethany en train de préparer un lit, elle eut tôt fait de la rediriger vers une tâche bien plus dure. C'est ainsi qu'elle se retrouva en train d'essayer de pousser de lourdes armoires contre des fenêtres, alors que le ciel viraient rapidement au gris foncé. Il lui semblait que cela faisait des heures qu'elle s'attelait à sa lourde tâche, lorsque du coin de l'œil, à travers la fenêtre, elle aperçut une silhouette qui s'approchait des grilles du pensionnat. Le ciel commençait déjà à gronder ! Que diable faisait-elle encore dehors alors que tout le monde se barricader !

Sans prendre le temps de réfléchir plus avant, elle courut à la loge récupérer les clés des portes. Tout le monde était bien trop préoccupé pour se soucier d'une enfant affolée courant partout. Il ne lui fallut que quelques minutes pour traverser les couloirs et rejoindre la porte d'entrée. Personne. C'était le moment. Elle tourna la grosse clé dans la serrure et sortit enfin. Le vent commençait déjà à souffler si fort ! Son ruban se détacha et partit se percher sur un arbre à proximité. Pas le temps de s'en préoccuper. Elle courut jusqu'à la grille en cherchant la bonne clé. Le quatrième essai fut le bon. Le jeune femme tournait déjà les talons pour partir. Aucune maison ne serait assez proche pour l'abriter de la tempête si elle ne restait pas ici.

Bethany : Mademoiselle !!! MADEMOISELLE !!! MADEMOISELLE !!!!

Le vent fouettait son visage et la chaleur qu'elle avait éprouvé à faire tant d'effort plus tôt semblait être un lointain souvenir. Elle tenta de maintenir la grille ouverte en continuant de s'époumoner pour interpeler la jeune femme. Le vent couvrait sa voix mais son dernier cri sembla être le bon: enfin elle s'arrêta.

- Mademoiselle !!! MADEMOISELLE !!! MADEMOISELLE !!!!

Georgiana avait d’abord cru que c’était le vent qui lui jouait un mauvais tour. Mais si le vent pouvait hurler, il ne pouvait articuler. Elle se retourna donc, tout en essayant de maintenir en place son chapeau qui semblait pris d’une furieuse envie de fuir sa tête. Ses longs cheveux roux lui fouettaient le visage et lui diminuaient en partie la vue, et sa robe voletait dans tous les sens. Cherchant l’origine de la voix qui l’avait interpellée, elle aperçut quelques mètres plus loin une jeune fille qui tentait tant bien que mal de maintenir la lourde grille du pensionnat ouverte. Bouche bée durant quelques instants "Qui donc peut rester dehors par un temps pareil ?" [Georgie ne s’est pas regardée xD], Georgiana réalisa soudainement que chaque seconde qui passait devait être un véritable supplice pour la demoiselle. Elle s’élança donc en direction du pensionnat, aussi rapidement que possible compte tenu du nombre de fois où elle trébucha sur cette distance pourtant relativement courte. Elle arriva hors d’haleine à côté de la jeune fille qui lâcha aussitôt la grille avec un soupir de soulagement. Scrutant son visage tandis qu’elle fermait à clé la grille, elle constata qu’elle était très mignonne avec ses joues rosies par l’effort et ne devait pas avoir plus de 16 ans. Tout en reprenant son souffle, elle lui dit :

- L’orage ne devrait pas tarder à frapper. Nous devrions aller nous abriter.

Comme pour soutenir ses dires, le tonnerre gronda dans le ciel. L’inconnue acquiesça silencieusement. Elles se dirigèrent donc rapidement vers le hall d’entrée, luttant contre le vent qui soufflait en sens inverse. Chemin faisant, Georgiana réfléchit à la situation : il était désormais trop tard pour songer à rentrer chez les Prices, elle n’avait aucune envier défier les éléments. De toute évidence, la jeune fille partageait cet avis sinon elle n’aurait pas déployé autant d’efforts pour la faire rentrer au pensionnat. Georgiana serait donc coincée ici jusqu’à ce que le ciel ne soit apaisé. Les deux Miss arrivèrent dans le hall et l’une comme l’autre furent très heureuses d’en refermer la porte, laissant ainsi le vent se déchaîner au dehors. Georgiana prit alors à nouveau la parole :

- Veuillez m’excuser pour tous les désagréments que je vous cause. Vous devez être bien courageuse pour oser sortir dehors par un temps pareil. J’espère cependant qu’il ne durera guère plus d’une heure ou deux.

Quelle inconsciente ! La tempête durerait probablement plusieurs jours. Elle ne se doutait pas que des dizaines et des dizaines de personnes risquaient de mourir, leurs habitations détruites et leurs familles anéanties. Mais pour Georgiana, tout allait (presque) bien maintenant qu’elle avait un toit, à priori solide, au dessus de la tête. Elle poursuivit :

- Je vous suis redevable mademoiselle.

Redevable et bien plus qu’elle ne s’imaginait. Car elle aurait très bien pu faire partie des victimes si elle était restée dehors.
Tout à coup, une femme apparut à l’extrémité du couloir et les deux jeunes filles ne se rendirent compte de sa présence que lorsqu’elle s’écria :

- Miss Shaw ! Que faites-vous ici ? Ne devriez-vous pas être en train de préparer les chambres ? Qui est cette demoiselle?

Ainsi donc, l’inconnue ne l’était plus. De toute évidence, elle était en train d’enfreindre le règlement. Du moins, c’est ce que Georgiana pensait et elle en était horriblement gênée : elle ne voulait pas que Miss Shaw s’attire des ennuis par sa faute. Car même si elle n’en avait pas encore conscience, Miss Shaw lui peut-être avait sauvé la vie.

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